Un pavé dans la mer

La Mer, mémoire profonde et source de renouveau de la Terre

Vous voyez, n’est-ce pas, mes enfants, l’erreur que commettent nos absurdes dirigeants ? Ils sont persuadés que toutes les pensées doivent procéder d’un penseur – alors, bien sûr, qu’il n’est pas un navigateur qui n’ait pas rencontrer des pensées épaves flottant au fil des vagues comme des algues, pas un voyageur sur la route, qui ne soit tombé sur des crêtes de sable du désert tassé par le vent où s’enterrent, aussi épais que les éclats de bois dans les crevasses des sépulcres oubliés, des morceaux de pensée. John Cowper Powys, La fosse aux chiens.

La mer est un immense bréviaire, un livre épique, un énorme gisement d’archives, de cultures et d’histoires mais aussi de rencontres et de relations inédites entre des hommes et des non humains, d’agencements réciproques et non intentionnels entre la chimie et l’organique, l’inerte et le mobile. Aucune intelligence qu’elle soit humaine ou artificielle ne peut en saisir les abysses et les profondeurs, les associations entre les molécules, les bactéries et le vivant, les innombrables interactions entre les espèces qui sont à l’origine de la vie et qui conditionnent son devenir. Même nous, humains autonomes et fiers de l’être, sommes incapables de digérer nos aliments sans l’intervention des bactéries qui forment 90% des cellules du corps humain. Aucune machine, aucun système de données, aucun modèle aussi perfectionné soit-il, aucun cerveau artificiel ne sera capable de produire et de reproduire l’entrelacs des relations et des associations entre les espèces, humaines et non humaines dans les profondeurs abyssales de la mer. Les relations interspécifiques réinscrivent l’évolution du vivant dans l’histoire, étant donné qu’elles ne se font qu’au gré de rencontres fortuites, soumises aux fruits du hasard et qui résistent à toute forme de systématisation et d’autoréplication, de standardisation. L’histoire du vivant est rétive à la « scalabilité » qui est le propre de l’économie mais aussi de la science qui s’efforce de refouler toute tentative de rupture et de rencontre pour stabiliser ses modèles.

Lorsque l’on navigue en mer ou que l’on y plonge, tout observateur attentif, même si elle est impactée et endommagée par les activités humaines, ne peut qu’être captivé par l’abondance de vie qu’elle abrite, vies anciennes et nouvelles, vies invisibles des abysses. Mais comment s’y prendre pour raconter toute cette vie qui la peuple ? Quelles relations situées pouvons-nous rétablir avec les algues, les poissons, les oiseaux, eux-mêmes habités par les bactéries « dont certaines peuvent loger dans la panse de la vache déifiée de quelques contrées ou dans un réservoir d’eau de Fukushima ? » (Fragmenter le monde, Josep Rafanell i Orra, éditions divergences, 2018).

Ne devrions-nous pas commencer par chercher du côté d’un scénario qui serait au-delà des activités humaines, des histoires sans héros humains auxquels nous sommes tant accoutumés. Ne convient-il pas d’opter pour un point de vue perspectiviste, à savoir considérer les espèces autres qu’humaines, les plantes, les poissons, l’eau de mer, les bactéries, les crustacés, les reptiles, les grains de sable, les sédiments, la houle comme des protagonistes à part entière de leurs histoires et de notre histoire. Le scientisme, le progrès, l’idée même de sujet autonome et souverain nous empêche et nous barre la route à cette compréhension d’un monde qui nous est propre mais dont nous ne voyons que la face 2 infime, celle de la part humaine. Ayant réduit leurs voix aux silences ou à leur domination au service de nos besoins nous imaginons que tout va bien sans eux, sans nous rendre compte de notre arrogance qui nous conduit à la privation du monde et à l’appauvrissement de l’humain et de ses capacités de faire des mondes avec les autres.

Cette tentative de donner la parole aux mécomptes de l’histoire, on la doit à Rachel Carson (1907- 1964) dans son livre La mer autour de nous, datant de 1950, mais traduit bien plus tardivement en France et réédité en 2012 aux éditions Wild Project. Point d’histoires épiques ni de grands récits d’épopées ou de conquêtes et d’exploitation, ou plus précocement de développement durable et intégré comme le sont le plus souvent les histoires de mer, mais des histoires au plus près de la mer et de son intimité, la science étant mobilisée non dans une volonté d’abstraction et de schématisation mais bien au contraire dans la recherche d’une proximité relationnelle aux événements qui font la mer. Bien avant les lettres de noblesse de l’histoire environnementale, Carson refuse de se limiter à une étude des relations entre l’homme et son environnement marin. Déjà, dans son récit pointe le refus de séparer les représentations propres aux sociétés d’avec une réalité physique objectivée et aux contours bien définis. Elle renouvelle la manière de penser la nature, le passage par la nature, ici la mer et ses dynamiques, s’apparentant à une sortie de soi, en ayant recours aux récits articulant des histoires de mer différentes, naturelles et humaines tout à la fois, par la médiation de la science mais aussi du sensible et des émotions. Au cœur de son travail, la question du temps et de l’histoire, tant par la multiplicité des échelles saisies que par l’articulation entre le temps de la nature et celui de l’expérience humaine. Sa trame théorique vise à minimiser les acteurs humains pour mettre en perspective les entités non humaines qui deviennent les co-acteurs et les déterminants d’une histoire qui n’est pas simplement humaine, mais concerne l’océan lui-même dans sa relation à la Terre.

La question alors n’est pas ce que les hommes disent de la mer mais à contrario, « ce qu’elle dit des hommes ». Tel est le propos de cet atelier : pour une prospective de la mer par la mer, même si depuis lors, le réchauffement climatique et ses conséquences sur les dynamiques et la circulation océanique font partie de l’histoire de la mer, occasionnant de nouveaux enchevêtrements inédits dont les hommes risquent d’en subir les conséquences s’ils ne sont pas plus attentifs aux interactions et aux nouvelles symbioses terre-mer, humains et non humains.

L’idée ici est celle de ne pas seulement connaître la mer et ses futurs possibles, mais aussi de la sentir : les odeurs, les vibrations, les sensations, les couleurs, les différentes tonalités des ténèbres sur la mer, les vents et les vagues, les marées, autant de ressentis qui relèvent de l’expérience et non de la seule connaissance. Des liens étroits nous ramènent vers la mer comme si nous y étions reliés par un cordon ombilical, comme si nous étions habités par la mer et non séparés d’elle, comme si nous voyions avec elle et non à sa place, à contre-courant des histoires humaines de la mer. Nous devons à nouveau convoquer des récits comme réactivation d’histoires d’agencements, de rencontres et de bifurcation dont le devenir est imprévisible voire ingouvernable.

Comme on dit dans l’amour et l’amitié, on ne compte pas. On déambule et on se raconte des histoires et à défaut de changer le monde, on en change. ….

La Forêt Salvatrice

Sortie du dernier ouvrage de Bernard Kalaora La Forêt Salvatrice Reboisement, société et catastrophe au prisme de l’histoire, corédigé avec Guillaume DECOCQ et Chloé VLASSOPOULOS

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